Connue sous le nom d’Adèle BUAMA, elle préfère qu'on l'appelle Kuia, son nom kanak, car c'est celui qui l'ancre à son histoire, ses origines et puis "Kuia, il n'y en a qu'une" !
Nous l'avons rencontrée par hasard au collège. Elle accompagnait son fils Dick, qui travaille avec Raphaël, et en profitait pour proposer quelques robes mission à la vente. En discutant avec elle, Murielle et moi avons été bluffées par son parcours... Nous pensions partager un café avec la maman d'un collègue et avons découvert une intellectuelle très engagée.
Enseignante du 1er degré de 1965 à 1984, elle est conseillère pédagogique quand elle rejoint le
vice-rectorat en 1985 pour adapter
les programmes nationaux en programmes océaniens. En 1989 elle intègre la Direction de l’enseignement de la Province des
Iles Loyauté. Pendant dix ans, elle participera à l’intégration des langues
maternelles dans l’enseignement et à la modification de la carte scolaire de la
PIL. Elle sera formatrice au sein de l’IFAP, Institut de Formation à
l’Administration Publique, de 2000 à
2003 et inscrira des approches culturelles de la société kanak à l’offre de
formation. Durant cette période, elle participera, à la demande du Gouvernement
de Nouvelle Calédonie, à l’élaboration du plan de formation globale des hauts
fonctionnaires de la République de Vanuatu. Cette expérience l’invite à prendre
une patente en 2003. Depuis, elle délivre
des formations en langues et culture mélanésienne auprès d’administrations et
grandes entreprises de la Nouvelle Calédonie et répond aux sollicitations du
Gouvernement et du Sénat coutumier à qui elle apporte ses connaissances de la
société kanak en siégeant à de nombreuses commissions. Fondatrice de nombreuses
associations de femmes et du comité « 150 ans après », elle disposera
même de son émission radio sur NC1ère pour donner la parole à ces
« petites gens » qui feront le pays de demain.
Elle est pour moi le symbole des femmes kanak, un
paradoxe tiraillé entre la modernité du monde occidental, dont elle a suivi l'instruction, et son ancrage
dans la culture kanak. A chacune de nos rencontres, je ressens qu'elle est partagée entre ces deux mondes. Mais ce qu'elle est avec certitude, c'est une femme fière de ses origines, une battante qui veut que les jeunes kanak soient aussi fiers qu'elle de leur culture.
Si elle a rempli sa vie d’engagements envers son peuple, sa famille a toujours été sa priorité. C’est cette femme, plus que la personnalité publique, que j'ai eu envie
de découvrir au travers d’un entretien à bâtons rompus lors d’un déjeuner en
toute simplicité chez Murielle. Il vient de paraître dans le dernier magazine Construire les Loyauté.
Kuia naît EATENE en 1947 à la tribu de Rôh au nord de l’île
de Maré. En 1965, elle épouse un BUAMA et intègre le clan SEREITANO qu’elle
doit « protéger », EATENE signifiant « toute une armée ».
De cette union naîtront 7 enfants qui ne seront jamais un frein à sa volonté.
Elle multipliera les activités pour subvenir à leurs besoins et leur assurer un
avenir. « Je voulais leur offrir le meilleur, répondre à leurs rêves comme
celui d’aller voir le Père Noël à Nouméa. J’étais si fière d’y être parvenue.
Je voulais qu’ils s’ouvrent au monde, les faire sortir de Maré » se
remémore-t-elle.
Un père spirituel qui
forge son caractère
Aînée d’une fratrie de 11 enfants, elle suivra son père
partout et apprendra beaucoup de ce pasteur qui prêche l’amour et apporte la
bonne nouvelle. Issu du clan ACANIA, signifiant étymologiquement « propriétaire
du mal », il agira toujours selon cette fonction et assurera la sécurité
et la protection de la chefferie en « filtrant le mal et ne laissant
passer que le bon ».
Durant ces années passées auprès de lui, son père lui
enseignera ce qu’est le vivre ensemble et que son équilibre dépendra de la
qualité de la relation qu’elle établira avec les autres. « Au-delà de
toutes les valeurs, c’est l’amour de l’autre qu’il souhaitait me léguer. Il
prenait le temps de me parler, de me faire comprendre les choses en sollicitant
ma propre intelligence. Il voulait que j’aille à l’école pour gagner cette
intelligence » nous dit-elle admirative. De ces moments partagés, de son
engagement spirituel, elle retiendra aussi qu’il faut avoir foi en quelque
chose et se battre, ce qu’elle fera tout au long de sa vie pour obtenir ce
qu’elle veut.
Rien ne prédestine Kuia à une vie vouée à l’éducation. Elle
est couturière lorsque le chef de secteur des écoles lui demande de faire un
remplacement. Nous sommes au milieu des années soixante. Elle sait alors qu’un
jour elle prendra sa place. « C’est ma foi. Je suis une combattante comme
mon père. Toute mon éducation repose sur les valeurs kanak, en connexion avec
une nature dont je connais les signes, et celles de la foi en Dieu. Il parlait
toujours de la Bible. Il avait foi en cette puissance. C’est au-delà de la
religion. Mon père savait que je ferais de grandes choses. Quand je suis née,
il a trouvé un des plus gros poissons, de ceux destinés au grand chef, signe
que sa fille ferait quelque chose de grand. Il me disait soit un grand chef
demandera ta main, soit tu feras de grandes choses. Trois grands chefs ont
demandé ma main » nous raconte Kuia, amusée et mystique à la fois.
En prenant ainsi son aînée sous son aile, son père pousse sa
fille à faire par elle-même et à dépasser les choses. « Mon père, par sa
fonction culturelle, m’a appris à manger à la sueur de mon front et me faisait
planter très tôt le matin. A l’âge de 8 ans, je ramassais le café chez les
colons pour payer ma scolarité. Il me disait tu ne dois jamais mendier. Cette force-là me vient de lui »
nous apprend Kuia.
Une mère forte qui la
guide en tant que femme
Sa mère incarnait la patience et l’humilité. Elle était en
adoration devant son mari et était très ancrée dans la coutume. « Mon père
a forgé ma personnalité quand ma mère a forgé mon encrage dans le respect du uien, une puissance au-delà de la nature
et de l’homme » nous dit Kuia, convaincue d’être issue de ces deux forces.
Dans la conception kanak, l’homme est un élément de la nature, ni plus ni moins
important que le vent, la caillou ou l’arbre. « Tous les éléments du
cosmos ont une valeur égale. C’est la part mystique de l’homme kanak, bien
au-delà de la religion » nous explique cette pédagogue passionnée par la
culture qu’elle défend.
Indépendante, elle sera tiraillée entre cette éducation et sa
vision des choses et cherchera à se différencier de sa mère, qu’elle juge trop
dépendante de son père. Si elle avoue avoir parfois transgressé la coutume,
elle admire la force mentale et spirituelle de sa mère, très respectueuse des
règles. « Je n’ai jamais vu pleurer ma mère. Elle gardait ses états d’âme
en elle pour ne pas influencer ses enfants. Elle a perdu ses parents et son
unique sœur dans le naufrage de la Monique. C’est ce qui a dû lui donner cette
grande force.
Quand la première épouse de mon père est morte, c’est ma
mère, sa cousine germaine, qui a été choisie pour s’occuper des enfants. Elle
était la plus proche en sang et pouvait donc devenir leur maman. Il faut qu’il
y ait beaucoup de l’ancienne dans la nouvelle. J’ai donc deux grands frères
d’un premier mariage » nous explique-t-elle. Atteinte d’une malformation
cardiaque, sa mère subit de nombreuses opérations. Pour la dernière, les
médecins convoquent les grands frères de Kuia qui doivent convaincre leur mère
d’être opérée sur place, un voyage en Australie étant trop risqué. Contre
l’avis des médecins et les arguments de ses fils, elle part en Australie et en
revient pour vivre encore 9 ans. Pour leur prouver qu’elle avait raison de
« croire en sa foi et de faire confiance à Dieu », la mère de Kuia
fera le trajet à pied chaque jour entre son domicile et l’hôpital de Nouméa où
elle est suivie pendant sa convalescence. Son médecin et sa femme se sont
depuis convertis et fréquentent chaque jour le Temple.
« En prenant de l’âge, j’ai voulu lui ressembler. Ses
valeurs me portent, me hantent. Je l’admire car elle amenait l’équilibre dans
son foyer. Elle était une femme kanak, elle était l’eau, la vie, la liane qui
tient la case, le cocotier qui couvre et qui nourrit » nous dit-elle.
La liane, symbole de la
femme kanak
Cette notion de « liane » l’a beaucoup interrogée
et s’est immiscée dans tous ses actes et ses activités d’éducatrice.
Kuia défend sa conception de la femme kanak « celle qui
n’oublie pas qu’elle est la vie, qui donne à ses enfants des paroles de vie,
qui les aide à grandir, qui entretient les relations entre les membres de la
famille et sert la cohésion du groupe ». Une liane, forte et souple, permet
l’équilibre par l’entretien des liens entre la charpente et le poteau central
de la case.
Kuia conservera cette image en tête et se donnera pour rôle
de « construire l’humain » en s’engageant dans l’éducation où elle
« nourrit » ses élèves. « Pour être équilibré, le kanak a besoin
de trois nourritures. Les aliments - l’eau, le lait , le pain… - les purges aux
fonctions biologiques – nettoyer les toxines - et psychologiques – rite de
passage d’un état à un autre – et la parole pour grandir humainement. La parole
est des trois nourritures celle qui manque le plus aujourd’hui. On ne prend
plus le temps d’écouter, de discuter. La télévision et internet ont pris la
place de la case où on ne raconte plus de contes. Il faut aujourd’hui chercher
de nouveaux espaces de parole » nous explique-t-elle.
Elle veut construire le pays avec ces valeurs et s’investit
dans la formation car « construire le pays c’est d’abord construire
l’humain. Mon souhait est de participer à la construction de mon pays en le
dotant de vrais femmes et hommes, sains de corps et d’esprit ».
Kuia BUAMA ne se définit pas comme une femme politique mais
comme une éducatrice. Entière et sincère, elle garde ainsi sa liberté
d’expression et fait de la politique à sa façon.